LUI - 1

 

Poussière.

Goudron qui fume. Soleil de midi. Ombre de l'homme qui traverse la route.

Au dessus : inscription à demi effacée qui essaye, moins bien que mal, d'indiquer le nom du café.

Face à lui : porte fermée par un rideau de perles en plastique.

L'ombre s'y faufile, cliquetis de perles.

Aveuglé par le manque de lumière, l'ombre avance vers le fond de la salle.

Regard baissé sur le sol poussiéreux.

De chaque côté de l'ombre : tables en enfilades.

L'ombre s'arrête au bout de cette allée, le corps rejoint son ombre.

Comptoir.

Les yeux suivent les courbures de la plante-mosaïque qui grimpe le long de la façade du bar.

Au dessus, marbre plat, chiures de mouches centenaires. Une éponge y passe et repasse en tentant d'effacer. L'ombre est bousculée par celle du serveur. Elle dépose un plateau, inox rouillé, couvert de verres crasseux. Aussitôt l'éponge est jetée dans un coin par une main épaisse qui s'affaire à échanger les verres par d'autres, aussi crasseux, mais moins vides. Le serveur disparait en emportant sa charge.

La main du comptoir s'élève et atterrit sur le nez du patron qu'elle gratte furieusement. Sous le nez une bouche articule : "تفضّل" / " Tu veux ?"

L'ombre répond : "عبد الكريم" / "Abd el Karim"

Le corps sent soudain la lourdeur d'une main qui s'abat sur son épaule et le retourne d'un coup.

 A l'autre bout de la main il y a un homme dans une veste en cuir noir.

"آش أتحّب منه ؟" / "Qu'est ce que tu lui veux ?".

Le corps tire de sa poche un sachet plastique.

La main descend de l'épaule, prend le sachet, l'ouvre, y jette un œil et fait tout disparaitre dans un pli de la veste.

" "إيجَى/ "Viens". Cliquetis de perles.

Poussière.

L'ombre suit la veste dans la rue qui fond toujours sous le soleil. Aveuglé encore une fois.

"أطلع" / "Monte à l'arrière" lui dit la veste. Le scooter brûlant démarre et s'évapore sous la fumée-brouillard.

 

LUI - 2

 

Camionnette.

Souffles entremêlés de corps serrés-trempés. Sueurs.

Fraîcheur de la nuit qui n'entre pas.

Arrière du véhicule, bras qui calent les corps entre parois métalliques. Têtes en équilibre qui balancent. Corps accroupis qui rebondissent au rythme des crevasses du goudron poussiéreux. Bruit rassurant du moteur. Seul témoin, une lampe au plafond éclaire leurs souffles amers.

Portière arrière.

Lui est là. Bouche collée dans l'ouverture du joint fondu.

Vomit haleine des bouches, respire air de la nuit.

Le tacot ralenti, avale d'autres corps encore et encore sans arrêter sa marche.

A chaque nouveau corps un peu de nouvel air.

Lui, poussé vers le fond, s'éloigne inexorablement de la portière-trou d'air, se noie dans la sueur.

Le tacot cahote toute la nuit, tourne dans les ruelles, ramasse son chargement de corps. Quelque fois il ralenti, éteint toutes les lumières. Quelques instants. Puis repart au galop pour rattraper le temps.

 

 

LUI - 3

 

Quai obscur.

Camionnette qui s'immobilise. Moteur qui se rendort.

Portières qui s'ouvrent, air froid qui s'engouffre et extirpe les hommes du tacot. Trempés jusqu'à la moelle, les corps sont mis en ligne.

Lui bras qui s'étendent dans l'air maritime, corps qui se déploie pour sécher sous le vent.

Mains qui le prennent, le fouillent, lui enlèvent ses papiers. Font la même chose à tous.

Identités qui sont rassemblées au sol.

Briquet dans une main qui y met vite le feu.

Corps qui se rapprochent pour se réchauffer.

Feu qui ne dure pas. Corps qui sont toujours froids.

Piétiner, fumer, pisser.

Attendre le moment, le signal du départ.

 

LUI – 4

 

Après des heures de rien, le signal retentit.

La marée humaine le prend et le projette au milieu du bateau.

A peine assez d'espace pour que son souffle s'échappe alors la tête se lève et respire les étoiles.

Au fur et à mesure, la barque s'alourdit. Les corps sont oppressés mais les lèvres sourient.

Le clapotis de l'eau pour eux est une promesse.

Un corps est à la barre, il feuillette un carnet, le range à ses côtés, démarre le bateau, récite une prière.

"توكلتُ على الله" / "Mon Dieu, sur toi, je me repose".

Le bateau glisse sur la mer d'un bleu calme. Les bagages humains se mettent à chantonner. Lui, silencieux. Son chant est dans sa tête. Le temps se passe, les côtes s'éloignent. Le soleil vigoureux s'extirpe de l'horizon, projette sur les flots l'ombre de l'embarcation. Le corps capitaine suit les indications de son carnet précieux. Il lit comme une histoire les coordonnées bleues. Chaque page dépassée est déchirée et passée parmi les corps assis. Chacun à droit à un bout de papier où il peut écrire son nom, ses espérances, ses prières, un message pour la mère restée loin derrière lui. Un papier arrive entre ses mains. Ses yeux se baissent :

31 26 528

16 11 642

Il fait passer la feuille.

 

LUI – 5

 

La nuit, sur les têtes voyageuses, vient de retomber. La lune se soulève et éclaire l'horizon.

La mer, qui les supporte, se teinte alors d'argent. Le bruit lourd du moteur emplit les corps d'un tremblement d'acier.

Les corps sont assis serré – la fraicheur de la nuit les rapproche. Ils se collent les uns aux autres. Seul, lui, au contact se soustrait. Son corps veut se lever. A chaque fois qu'il essaye, le corps-capitaine le rappelle à l'ordre. Tous assis, chacun à sa place - équilibre – personne ne doit bouger seul. Quand l'urgence d'un besoin se fait sentir, c'est à deux qu'on se lève et qu'on échange sa place. Passer au-dessus des corps, enjamber-garder son équilibre – comme une danse malhabile, les hommes se relayent près de l'eau.

Barque qui avance et qui déchire la mer.

Lui, les yeux à l'intérieur, se demande où il va.

Les corps se réveillent, il est l'heure de manger. Chacun sort de sa veste son sachet nourricier. On partage, on parle, on déglutit.

Lui oublie d'avoir faim quand les autres sont repus.

Les sachets sont rangés et les corps se détendent. Les hommes commencent à chanter en tapant dans leurs mains pour tromper leur ennui. Comme un écho au bruit des mains, lui sent son corps qui tremble. Il se soulève et se laisse aller à bouger. Le rythme des voix le transporte. Il tourne, s'abat, se lève, danse, flotte, il vole au-dessus du bateau. Les autres le regardent. Même le corps-capitaine arrête de manœuvrer, est comme ensorcelé.

Personne ne se rend compte que les vagues se soulèvent comme prise par la danse. Le bateau lui aussi sur la mer est en transe.

Un éclair soudain fait se lever les têtes. Les bouches se sont tues, les mains ne bougent plus et le corps envolé sur la barque s'écrase.

Le corps-capitaine reprend son esprit et crie mais le grondement des vagues recouvre ses paroles. Un sursaut de détresse fait tressaillir les hommes.

Equilibre est perdu.

Tangue le bateau balloté par les vents.

Lui, allongé sur le sol, voit le ciel qui se fâche, les nuages qui s'éventrent, l'eau qui dégringole du ciel. Les hommes se retrouvent prisonniers entre deux eaux. Lui ne peut s'empêcher de trouver cela beau.

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